Aujourd’hui le nom d’Auber n’évoque malheureusement plus grand chose aux Parisiens, et il est presque sûr que, du moins pour la majorité d’entre eux, le personnage qui donne son nom à l’une des stations les plus fréquentées du RER A est un inconnu. Pourtant, tout au long du XIXème siècle la popularité des grands opéras et des opéras-comiques de Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871) fut considérable, aussi bien en France qu’à l’étranger, et encore au début du XXème siècle le jeune narrateur d’À la recherche du temps perdu nommait deux de ses opéras (Les Diamants de la Couronne et Le Domino noir) sans même avoir à en citer l’auteur (Du côté de chez Swann, I, ii, cf. éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1987, p. 72-73) :
« Tous les matins je courais jusqu’à la colonne Moriss pour voir les spectacles qu’elle annonçait. Rien n’était plus désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée, et qui étaient conditionnés à la fois par les
images inséparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore humides et boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n’est une de ces œuvres étranges comme le Testament de César Girodot et Œdipe-Roi
lesquelles s’inscrivaient, non sur l’affiche verte de l’Opéra-Comique, mais sur l’affiche lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait plus différent de l’aigrette étincelante et blanche des Diamants de la Couronne que le satin lisse et mystérieux du Domino noir, et, mes parents m’ayant dit que quand j’irais pour la première fois au théâtre j’aurais à choisir entre ces deux pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l’une et le titre de l’autre, puisque c’était tout ce que je connaissais
d’elles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir qu’il me promettait et de le comparer à celui que recélait l’autre, j’arrivais à me représenter avec tant de force, d’une part une pièce éblouissante et fière, de l’autre une pièce douce et veloutée, que j’étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour le dessert, on m’avait donné à opter entre du riz à l’Impératrice et de la crème au chocolat. »
La Muette de Portici est le premier grand opéra français. Il s’agit de la neuvième collaboration entre Auber et Eugène Scribe (1791-1861), qui toutefois n’avaient pas encore écrit ni l’un ni l’autre pour l’Opéra. Le livret de Scribe représente le remaniement de
Masaniello ou La Muette de Portici, drame lyrique en trois actes écrit en 1825 par Germain Delavigne (frère du plus célèbre Casimir), mais refusé par le comité de lecture de l’Opéra à cause de son sujet trop révolutionnaire.
La Muette fut créée le 29 février 1828 ; la salle d’opéra de Paris se trouvait alors rue Le Peletier, dans l’actuel IXème arrondissement. C’était la salle où furent également créés, entre autres, Le siège de Corinthe (1826), Moïse et Pharaon (1827), Le Comte Ory (1828), Guillaume Tell (1829) de Rossini ; Robert le Diable (1831), Les Huguenots (1836), Le Prophète (1849), L’Africaine (1865) de Meyerbeer ; La Juive d’Halévy (1835) ; Les Martyrs (1840), La Favorite (1840), Dom Sébastien (1843) de Donizetti ; Les Vêpres Siciliennes (1855) et Don Carlos (1867) de Verdi… Il y a de quoi donner le tournis ! Quel dommage que cette salle glorieuse, achevée en 1821 et détruite par un incendie en 1873, ne soit plus là pour nous faire revivre, du moins par le souvenir, ce véritable âge d’or de l’histoire de la musique !
Mais laissons de côté ces rêveries mélancoliques et revenons-en à la création de la Muette : c’est dans un climat d’excitation qu’elle eut lieu, comme nous le dit le critique musical Castil-Blaze dans son compte rendu de la soirée (Journal des Débats politiques et littéraires, 2 mars 1828, p. 2) :
« les spectateurs … [ont pris part] à un combat terrible pour entrer dans la salle. La foule se pressoit devant la porte avec tant de force et d’agitation que l’on marchoit sur les corps des assaillants, et que plusieurs ont été lancés dans l’intérieur en passant sur les épaules des bons gendarmes qui s’efforçoient en vain de ramener le calme sur cette mer agitée. »
Cette agitation du public s’explique sans doute par la distribution des rôles principaux, tous confiés aux vedettes de l’époque :
Adolphe Nourrit était Masaniello, Laure Cinti-Damoreau était Elvire, Alexis Dupont était Alphonse, alors que le rôle-titre de Fenella était confié à la danseuse Lise Noblet.
Mais aussi le sujet de l’opéra (la Révolution napolitaine de 1647) et le fait que sa protagoniste était un personnage muet sont autant de raisons de l’attente des Parisiens pour la nouvelle collaboration d’Auber et de Scribe. En ce qui concerne le sujet de l’opéra, il faut en effet rappeler que seulement deux mois avant la création de La Muette de Portici, avait eu lieu à l’Opéra-Comique la première mise en scène de Masaniello ou Le pêcheur napolitain de Michele Carafa (livret de Moreau de Commagny et Lafortelle), dont le grand succès avait éveillé la curiosité des mélomanes, sans doute impatients de faire des comparaisons entre deux opéras qui racontaient la même histoire passionnante (Fenella, la sœur de Masaniello, est séduite et abandonnée par Alphonse, fils du vice-roi de Naples et déjà fiancé à Elvire).
Quant au mutisme de la protagoniste, les personnages privés de l’usage de la parole étaient très à la mode dans le Paris de la
Restauration ! Dans les mois précédant la création de l’opéra d’Auber, le public avait en effet pu assister à des spectacles aux
titres très éloquents (si l’on nous pardonne ce calembour involontaire…) tels que Le Muet de l’Abbé de l’Epée, La Muette de la forêt, La Muette des Pyrénées…
Le succès du nouvel opéra fut considérable, et cela non seulement grâce à la valeur indiscutable de la musique, à une intrigue
pathétique, et à la virtuosité des chanteurs, mais aussi grâce à une mise en scène très soignée, fruit du travail du Comité de
mise en scène récemment créée à l’Opéra à l’instigation de S. de La Rochefoucault, directeur des Beaux-Arts du roi Charles X. La
vraisemblance historique des décors et des costumes, ainsi que la disposition savante des masses et les chorégraphies des scènes
d’ensemble s’unirent au goût du spectaculaire, avec l’impressionnante éruption du Vésuve représentée à la fin de l’Opéra.
Après l’exploit de la création, La Muette de Portici inspira aussi quelques détournements, parmi lesquels il nous plaît d’évoquer ici du moins La Muette du Port Bercy, vaudeville-parodie donné à la Porte-Saint-Martin le 18 avril. Quant à l’opéra d’Auber, il fut joué sur les scènes de l’Opéra (d’abord à la Salle Le Peletier, puis au Palais Garnier) tout au long du XIXème siècle (1830, 1837, 1863, 1877 le deuxième acte uniquement, 1879, 1882) et au début du XXème (1917 à la Gaîté Lyrique, 1928). Son succès fut aussi considérable à l’étranger, surtout dans les pays germaniques, (Wagner lui-même fut un grand admirateur de cet opéra dont il aimait la concision et la concentration dramatiques), et en 1916 la danseuse russe Anna Pavlova joua le rôle de Fenella dans le film The dumb girl of Portici réalisé par Phillips Smalley et Lois Weber.
Il ne nous reste donc qu’à nous écrier « Vive les pièces qui n’inspirent que la louange ! » comme le faisait le compositeur et critique musical Fétis en ouverture de son compte rendu de la soirée du 29 février 1828 (Revue musicale, 1828, vol. III, p. 130).
Pauline Viardot
Auber
La Muette de Portici
Ouverture – Jean Doussard (1971)